Résumé de l'article

Anne Fagot-Largeault, Réflexions sur la notion de qualité de la vie
La notion de " qualité de la vie " est dans l'air du temps. Les réflexions qui suivent l'abordent sous l'angle médical (" health-related quality of life" : H. Q. L.). Prenons un exemple. Dans le traitement des maladies chroniques, il ne suffit plus de prouver qu'un schéma thérapeutique nouveau est efficace et dépourvu de toxicité. Il faut prouver qu'à efficacité et toxicité comparables à celles du traitement standard, le nouveau traitement donne aux malades une qualité de vie meilleure. Ainsi l'hypertension artérielle (H. T. A.) est facilement contrôlée par toutes sortes de médicaments peu toxiques aux doses efficaces, mais leurs effets secondaires (cauchemars, diminution des performances sexuelles, état dépressif) sont souvent mal supportés, occasionnant des abandons de traitement. De grands efforts ont été déployés depuis dix ans [ex. 11], avec l'aide de l'industrie pharmaceutique, pour trouver quels schémas thérapeutiques traitent l'H. T. A. de façon techniquement satisfaisante, sans détériorer la qualité de vie. On commencera par observer que faire intervenir des considérations de quantité-qualité de vie pour aider à résoudre un "dilemme" médical n'est pas une nouveauté. Ce qui est relativement nouveau, dans nos sociétés démocratiques, est l'effort fait pour rendre ces considérations explicites, les argumenter publiquement, justifier les choix qu'on est obligé de faire, en raisonnant sur le nombre et la valeur des années de vie "gagnées" selon les stratégies thérapeutiques. Tout le monde n'aime pas ce genre de calcul. Schématiquement, l'aversion pour les arguments du type quantité-qualité de la vie dénote une préférence pour des théories morales d'inspiration déontologique (morales du devoir), tandis que le recours à ce type d'argument dénote une préférence pour des théories d'inspiration utilitariste (morales téléologiques : morales du bien ou du bonheur). On suivra d'abord les utilitaristes en définissant l'action bonne, ou la décision éthique, comme celle qui maximise une quantité pondérée par une qualité. On montrera que, s'étant vaillamment lancés sur la voie de la rationalité calculatrice, les théoriciens de la lignée utilitariste ont mis en évidence les paradoxes et apories auxquels elle aboutit, dans le domaine de la santé comme ailleurs. Leurs ardeurs rationnelles en ont été tempérées de scepticisme. On rejoindra alors les tenants de la position déontologique, en posant un principe du caractère "sacré" de la vie humaine, qui exclut absolument le calcul qu'une vie a plus ou moins de valeur qu'une autre. On verra qu'en fait, par compassion ou réalisme, les partisans du respect " absolu " ont toujours subrepticement réintroduit dans la pratique les nuances relatives qu'ils récusent en théorie. Si dans les faits chacun finit par frôler la solution de l'autre, il reste qu'il y a là deux manières différentes dans leur esprit d'affronter des choix difficiles. Cela est important à considérer. En effet les solutions procédurales, qui permettent de ne pas prendre position sur le fond, et d'aboutir néanmoins à des décisions par voie négociée, restent inconfortables si les parties en présence ne comprennent pas leurs désaccords.

Mots-clef : qualité de la vie, médecine, science
t. 36, 1991 : p. 135-153